i hate you (not) » nastyel

Un texto. C’est la seule information dont tu disposes. Tu fronces les sourcils, y répondant sans hâte, t’allongeant une nouvelle fois dans tes draps. Ce n’est pas la première fois que tu te réveilles en retard, massacrée par la veille. Tu te demandes parfois ce qui t’a pris, comment tu as pu autant abuser et comment tu fais pour continuer à vivre ainsi. Tu te glisses hors de ton lit, la fraîcheur de ton appartement t’arrachant automatiquement un frisson. Tu croises ton reflet dans la glace et, pendant un moment, tu te demandes comment tu fais pour attirer autant de client en ayant l’air aussi vide d’énergie. Tu sautes sous la douche et t’y prélasses un long moment, jusqu’à entendre la sonnerie de ton portable, que tu avais laissé sur ta table de chevet. Un sourire amusé se dessine sur tes lèvres. Il va vouloir te tuer. Et ça t’enchante.

Tu attrapes un truc à manger lorsque tu te mets en route pour la maison close. C’est l’une des soirées, dans ta semaine, où tu dois y travailler plutôt que d’errer dans le quartier. Tu n’arrives toujours pas à te faire à l’idée que ce métier est le tien, que tu as décidé d’en faire une carrière, mais après cinq mois, tu t’y es résignée. Dès que tu passes la porte de l’établissement, tu entends le claquement de tes talons résonner dans le corridor principal. Le silence règne entre les murs du Lotus Blanc et c’est habituel pour une heure si peu tardive. Plutôt que de te diriger vers la chambre qui t’es assignée, tu traverses l’établissement au complet pour te retrouver devant une porte. Le bureau du proprio. Tu regardes ton portable une dernière fois pour t’assurer que tu as encore une chance de survivre et ne remarques aucun nouveau message. Tu cognes trois fois contre la porte en bois, la poussant légèrement pour pouvoir y passer la tête. « Vous vouliez me voir…? » Tu esquisses un doux sourire, même si cette politesse te semble exagérée. Abel est effectivement ton patron, mais c’est aussi un ami, l’un des seuls sur qui tu peux vraiment compter. Pourtant, en voyant l’expression funèbre qui marque son visage, tu te dis directement que ton chien est mort. Tes doigts anguleux s’accrochent à l’ourlet de ta jupe, que tu tripotes nerveusement en t’avançant jusqu’à son bureau. Tu déposes le sac de nourriture sur le dit bureau, persuadée que tu arriverais peut-être à lui remonter le moral en satisfaisant sa faim. « Je suis en retard, je sais. Je m’en excuse. » Tu aurais pu être un peu plus sincère dans ta façon de t’excuser, mais tu as mis les cartes sur la table la première. Tu ne sais pas ce qu’il te reproche pour te faire venir dans son bureau, mais tu as un mauvais pressentiment.

Avachi dans un fauteuil, les doigts te massant les tempes, tu tentes tant bien que mal de te calmer et de penser rationnellement. La nuit passée avait été chaotique et bien sûr, il avait fallu que tout se produise un soir où tu étais absent. Un idiot de client avait décidé qu’il serait de bon ton de lancer un concours de culs-secs avec les filles qui, bien entendu, semblaient  avoir choisi ce moment précis pour oublier l’interdiction formelle de boire de l’alcool pendant leurs heures de travail. Peut-être avaient-elles pensé que cela ne parviendrait jamais jusqu’à ses oreilles mais, malheureusement pour elles, tous les clients n’avaient pas été satisfait par cette soirée et qui étaient-ils venus voir pour se plaindre ? La mâchoire serrée, tu fulmines en silence. Même après avoir passé toute la matinée et une bonne partie de l’après-midi à régler les problèmes qu’elles avaient causés et à bannir de ton établissement le client qui en était responsable, tu ne peux toujours pas y croire. Que Naštya fasse partie du lot de ces pimbêches assez stupides pour aller aussi facilement à l’encontre de leur contrat t’exaspère au plus haut point. Et apprendre, après avoir questionné l’entièreté du staff à propos de l’incident, que ce n’était pas une première pour la jeune femme et qu’elle avait pour habitude de boire lorsqu’elle travaillait fût la goutte d’eau qui fait déborder le vase. A peine capable de contrôler ta fureur, tu te lèves d’un bond et monte les marches jusqu’à ton bureau quatre à quatre tout en envoyant un message court mais clair à Naštya pour qu’elle se ramène au plus vite. En plus de t’avoir franchement déçue par son comportement, l’idée qu’elle ait refusé d’être hébergée au Lotus Blanc a de quoi te rajouter de l’huile sur le feu, bien qu’elle ne soit pas la seule dans ce cas. Faisant les quatre cents pas dans la pièce luxueusement décorée, tu te fais machinalement craquer les jointures des doigts. Tu es connu pour avoir un caractère explosif mais tu as toujours marqué un point d’honneur à ne jamais frapper une femme, pourtant à cet instant, ce n’est pas l’envie qui te manque…

Après une heure qui te parût une éternité, un toc-toc timide à la porte se fait enfin entendre. Adossé contre ton bureau, tu observes Naštya passer la tête dans l’entrebâillement et son sourire n’a pour seul effet que d’attiser un peu plus ta colère. Elle bredouille des excuses mais tu les balayes d’un geste de la main. « Te fous pas de ma gueule. » Croisant les bras sur ton torse, les sourcils froncés, tu pousses un long soupir accablé. Debout toute la nuit pour business et dans l’incapacité de te reposer avant d’avoir tiré un trait sur toute cette histoire, tu es à bout de fatigue et ça n’aide pas ton humeur de chien. « Ça te dérange pas de me dire ce qu’il y a d’écrit dans ton contrat ? Ah non, attends… T’as oublié, c’est ça ? C’est pour ça que tu bois pendant que tu travailles et que tu t’occupes de tes clients bourrée. » Un sourire sans joie se dessine sur tes lèvres. « Dois-je te rappeler que personne ne t’oblige à faire ce job ? Je vais pas te tenir la main pour que tu fasses ton boulot comme il faut alors si t’as besoin de te mettre la gueule à l’envers pour faire la pute, va faire ça ailleurs. J’ai pas le temps avec ces conneries. » Tu n’as pas pour habitude de passer tes nerfs sur Naštya, au contraire, même un aveugle pourrait voir qu’elle est ta préférée ici mais c’est peut-être justement le problème. Peut-être as-tu trop privilégié l’ami au patron et maintenant, elle te le fait bien payer. « Je pensais que t’étais plus intelligente que ça mais finalement, t’es comme les autres… T’as quelque chose à dire pour ta défense ? » Elle ferait mieux de se jeter à tes pieds pour implorer ton pardon et de le faire rapidement et sincèrement, ou tu n'es pas sûr de pouvoir répondre de tes actes...

Oh boy… Tes lèvres se pincent entre elles, restant un moment sur tes gardes. Tu savais que cette convocation ne serait pas une partie de plaisir, mais tu n’avais aucune idée de ce à quoi tu ferais face. Tu n’as pas devant toi Abel l’ami, non. Tu as Abel, le propriétaire du Lotus Blanc, ton patron intransigeant qui déteste qu’on lui joue dans le dos. Et toi, comme une conne, c’est exactement ce que tu as fait. Dans ce monde, tu as l’impression que la confiance n’est qu’un fil qui peut se briser à n’importe quel instant. Et en cet instant, tu n’as pas envie que celui-ci se brise. Et pourtant.. Le.sourire que tu arborais quitte ton faciès en un rien de temps, nouant tes mains derrière ton dos, triturant tes doigts. Tu te repasses en tête le nom de chacune de tes collègues présentent hier soir, tentant de mettre le doigt sur celle qui aurait pu cafeter, mais tu n’y arrives pas. Peut-être parce que tu leur fais trop confiance. Parce que tu croyais qu’elles garderaient tes pratiques sous silence et que tu t’en sortirais indemne. Mais face à Abel, face au problème directement, tu te rends compte que tu n’étais absolument pas intouchable.

Tu croises tes bras sous ta poitrine et relèves la tête pour soutenir son regard. Tu as l’impression que ses yeux se sont transformés en poignards et qu’il lui suffit d’un simple geste pour pouvoir mettre fin à ton existence, mais tu ne bronches pas. Tu laisses tomber cette apparence douce que tu revêts en permanence pour laisser la vraie Naštya apparaître. « Non, je n’ai pas oublié et je ne me fous pas de ta gueule, Abel. » Le ton sur lequel tu lui parles est nettement plus sec, moins chaleureux. Tu te recules juste assez pour pouvoir fermer la porte du bout de ton pied. « Et tu sais très bien que je ne suis pas comme tes autres cruches. » Tu craches littéralement ce dernier mot, t’avançant jusqu’à son bureau pour y poser tes mains. Confronter Abel, tu le fais souvent. Mais pour qu’il te mette en rogne ou qu’il te blesse, ça en prend beaucoup. « Et là tu t’attends à des excuses, non? » Tu penches la tête sur le côté, un sourire espiègle sur le visage. « Tu crois que je vais me mettre à genoux, laisser couler quelques larmes et dire que je ne le referai plus jamais? You’re wrong, honey. » Non, tu n’es pas comme les autres. Tu tiens ton bout lorsqu’il le faut, tu ne te laisses pas marcher sur les pieds, même lorsque ton emploi est en jeu. Tu lui tournes le dos, prenant place sur sur bureau, les pieds ne touchant plus le carrelage. « Tu as déjà eu des plaintes à mon sujet, chéri? » Tu connais la réponse. Tu veux seulement la lui remettre sous le nez. Tu sais que même si ton comportement déroge de l’éthique de la maison close, tes clients sont toujours satisfaits du service que tu leurs offres. « Mais je ramasse mes affaires et je me casse, si tu préfères. »

Évidemment, tu aurais dû te douter que Naštya ne se laisserait pas faire comme ça. Au fond, tu avais espéré qu’elle s’excuserait et qu’elle accepterait sa punition sans faire de vagues et, qu’après quelques jours à vous faire la gueule comme des enfants, vous vous seriez enfin remis à plaisanter et à vous taquiner comme à votre habitude… Mais non. Il fallait qu’elle soit l’une de ces filles au fort caractère qui détestent qu’on leur marche dessus. En temps normal, son insoumission t’aurait amusé et tu aurais pris plaisir à la faire sortir de ses gonds, mais la situation n’a rien de drôle. Elle commence sa plaidoirie et tu ne peux empêcher un rire mauvais de passer tes lèvres. Oui, c’est une cruche pour croire qu’elle peut te duper et sans sortir. Oui, tu veux des excuses et qu’elle montre ne serait-ce qu’une once de regret et de honte pour s’être comportée ainsi. Mais sans un mot, tu retournes t’asseoir sur le fauteuil trônant derrière ton bureau et pose les pieds sur la surface de bois lisse vernie. Tu essaies tant bien que mal de contrôler ta colère mais, visiblement, Naštya a décidé de jeter de l’huile sur le feu à chaque fois qu’elle ouvre la bouche. Un instant, tu l’observes te tourner le dos, immobile, abasourdi par l’irrespect et l’arrogance dont elle fait preuve. Mais c’en est trop. En deux temps trois mouvements, tu te retrouves devant elle et lui agrippe le bras avant de la jeter violemment contre le mur, où ton poing s’abat à quelques centimètres de son visage. « Tu me prends vraiment pour un con ou quoi ?! » Tes doigts engourdis par la douleur et tâchés de sang viennent se serrer autour de la gorge de la jeune femme tandis que tu plantes tes yeux dans les siens. « Tu crois que c’est le moment de jouer à la maligne ? Je suis pas sûr que tu comprennes bien ce qu’il se passe là. T’es pas en position de faire des choix ou quoique ce soit… » La pression de tes doigts sur sa peau blanche se fait de plus en plus forte, tandis que tu approches la bouche de son oreille pour y murmurer d’une voix froide. « Tu m’appartiens et t’appartiens au clan. C’est grâce à nous que tu respires encore, alors si tu veux que ça reste le cas, t’as plutôt intérêt à m’obéir. » Lentement, tu lâches ton étreinte et fais quelques pas en arrière pour observer Naštya, un rictus sardonique se dessinant sur tes lèvres. « J’en ai rien à foutre que ça te plaise ou non, tu vas faire ce que je te dis et c’est tout. Compris ? » Et bien sûr, il n'y a qu'une seule réponse convenable à cette question. « M'oblige pas à te faire mal... »

L’insubordination, ça semble être un domaine auquel tu excelles. Depuis ton arrivée à Varakes, tu as souvent l’impression de tout faire de travers, d’aller à l’encontre de plusieurs règles. Tant que tu ne te fais pas prendre, c’est palpitant. Mais quand on te met le nez directement dedans, c’est pas mal moins agréable, non? Tu ne sais trop pourquoi, mais un sourire flotte sur tes lèvres. Tu sais parfaitement qu’Abel bouille dans ton dos, et ça t’enchante. Ça te fait plaisir de le voir sortir de ses gonds, parce que tu sais que tu es l’une des seules filles à le faire. Lui tenir tête, tu le fais plusieurs fois par semaine. Tu en paies souvent le prix, mais il sait qu’il ne peut pas te marcher sur les pieds. Et pourtant… Tu ne t’attendais pas à le voir surgir aussi rapidement et aussi hors de lui. Sa main sur ton bras semble peser bien plus fort qu’elle ne le fait vraiment. Tu vois le mur arriver bien plus rapidement que prévu et ta tête se cogne contre ce dernier, fermant les yeux, manquant de peu le poing de celui que tu considères encore comme un ami. Mais pour combien de temps. Tu t’apprêtes à rétorquer, bouche ouverte, mais sa main s’écrase contre ta gorge, te coupant momentanément le souffle. Tu ne ressens toutefois pas la douleur qui devrait accompagner ce geste. « Abel, arrête… »Tu n’entends plus ce qu’il dit, non plus. Tu vois ses lèvres bouger, mais tu sembles être dans un autre monde. Et ce n’est plus la scène actuelle que tu as devant les yeux. Il y a toi, une porte qui vient de claquer. Tu es prise d’une rage que tu reconnais un tant soit peu, puisqu’il t’arrive de perdre les pédales. Mais à ce point…? Tu reconnais le fameux faire-part avec lequel tu es arrivée ici. Tu te rends compte que c’est toi-même qui a noirci les noms, qui a déchiré l’invitation. Lorsque tu reviens à toi, tu as les yeux plein d’eau, une larme coulant lentement le long de ta joue. Tes jambes te lâchent et tu te retrouves à genoux. Ton premier réflexe est de regarder ton annulaire gauche, où devrait en principe se trouver un anneau, que tu ne portes évidemment pas. « J’étais fiancée… » Tu prononces difficilement ces quelques mots, oubliant totalement ce qu’Abel venait de te dire, de te faire. Tu sens encore ses doigts contre ton cou, pourtant. Cette personne, qui partageait ta vie, elle est partie. Tu ne sais absolument pas de qui il s’agit. Tes prunelles se relèvent, croisent le regard d’Abel. Tu remarques automatiquement sa main ensanglantée. Ton affront semble s’être dissipée, la confusion prenant le dessus, ramenant la Naštya habituelle à l’avant plan. « Abel, tu t’es fait mal… » Et si c’était lui, l’homme de ton souvenir? Comment réagirais-tu si c’était lui qui avait claqué la porte sur votre mariage…? Serais-tu aussi effrontée ou tenterais-tu de réparer les pots cassés? « Je m’excuse… »

Le regard vide de toute émotion, tu observes Naštya s’effondrer au sol. Etonnant… Elle qui, d’habitude, est si forte et déterminée, pour ne pas dire têtue et indocile, tu n’aurais jamais pensé qu’une si petite démonstration de force comme celle-ci la perturberait autant. Ton cœur te pince cependant lorsque tu vois les larmes couler sur ses joues. Le but était de la remettre à sa place et de lui faire comprendre que, même si tu as beau être son ami, tu n’en es pas moins son patron et elle te doit obéissance. Irrité de la voir rester ainsi par terre, tu t’approches pour la forcer à se relever mais ses mots te clouent sur place. Fiancée ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? « Naštya, comment tu… » Troublé, tu fronces les sourcils, ne sachant pas quoi dire. Un moment à marquer d’une pierre blanche, d’ailleurs. Son commentaire sur ta main te surprend, et, distrait quelques secondes, tu jettes un œil au sang qui continue de couler le long de tes doigts. « Laisse tomber, ça ne me fait pas mal. » Tu la rejoins en deux pas et t’accroupis devant elle, la prenant aux épaules pour l’obliger à te regarder dans les yeux. « Naštya, qu’est-ce que tu as voulu dire par "fiancée" ? » Du bout de ton pouce, tu essuies les larmes qui trempent son visage et, devant son air absent, tu décides de l’emmener ailleurs pour qu’elle se calme et reprenne ses esprits. Sans plus de mots, tu l’attrapes par la taille et la bascule sur ton épaule. Sortant de ton bureau et traversant le couloir sous les regards curieux et les yeux intrigués du personnel, tu entres dans la chambre qui t’est strictement réservée, autant pour dormir que pour avoir de la compagnie, et déposes Naštya sur le lit. Assis sur tes talons en face d’elle, tu restes un instant dans cette position avant de quitter la pièce. Tu attrapes par le col la première fille qui fuit devant ta mine lugubre et lui ordonnes rapidement de te ramener le kit de premiers secours. Campé devant la porte, ton esprit se perd sur les murs. Tu tournes et retournes les paroles de Naštya dans ta tête mais rien ne te fait sens. Elle était fiancée ? Avant ? Comment pouvait-elle le savoir ? Le flot continu de tes pensées est interrompu par la demoiselle qui te tend l’objet de ta demande et, sans un mot de remerciement, tu rentres de nouveau dans la chambre. Tu jettes le kit sur les genoux de la jeune femme, te laisse tomber sur le lit à ses côtés et tends ta main meurtrie dans sa direction. « J’ai l’impression que tu vas pas me lâcher avec ça, alors nettoie la plaie pendant que tu m'expliques ce que tu as voulu dire tout à l’heure. Tu es fiancée ? Ou plutôt était ? »

La confusion, c’est tout ce qui occupe ton esprit. Tu essaies de tisser des liens, de construire des ponts entre telle ou telle chose, mais tu en es totalement incapable. Tu as si peu d’informations sur ce que tu es, ce que tu étais, surtout, qu’il t’est quasi impossible de deviner ce à quoi ton esprit faisait référence. Si seulement c’était plus simple. Si tu arrivais à mettre les pièces du puzzle en place plus facilement, tu arrêterais de te compliquer la vie. Les pouces d’Abel glissent sur ton faciès sans que tu ne t’en rendes vraiment compte, murmurant des paroles dans le vide. Jusqu’à ce qu’il te balance sur son épaule et qu’il t’amène dans sa chambre. Tu la connais, cette chambre, pour l’avoir explorée en tant qu’amie, mais aussi en tant qu’amante. Dès qu’il te dépose, tes doigts s’accrochent au pan de ta jupe et tu le regardes sortir du coin de l’œil. Tu essaies de déceler en lui la silhouette du jeune homme qui avait claqué la porte sur ton mariage. Et on fond de toi tu espères sincèrement que ce n’est pas Abel. Ton cœur se fissurerait un peu plus dans cette découverte. Tu sursautes lorsqu’il revient, te sortant de tes pensées. Méticuleusement, tu attrapes sa main pour évaluer les dégâts et ouvre ensuite le kit de secours. « Fiancée… peut-être pas. Je ne sais pas. J’allais me marier… » Tu déglutis, presque hésitante à dévoiler ce que tu venais de voir. Et s’il te croyait folle et t’empêchait de travailler? S’il ne te croyait pas? Après tout, ça semble tellement irréel. Tu attrapes un tampon d’alcool et le déchires, t’excusant à l’avance pour la douleur qu’il causera. « Quand je suis arrivée ici, j’avais un fairepart. Les noms sont rayés. Et c’est moi qui l’ait fait. C’est mon nom qui se trouve sous l’encre noire… » Une fois la plaie désinfectée, tu sors le nécessaire pour lui faire un bandage. Tu t’appliques à la tâche plus qu’à la normale, comme si elle t’aidait à canaliser tes idées, à mettre en mots ces images qui défilaient encore sous tes paupières. « …Sauf qu’il est parti. Il a claqué la porte, j’ai pété les plombs. J’ai rayé les noms. » Tu serres les dents ainsi que le bandage, peut-être même trop. Tu ranges l’équipement et referme la petite boîte sur tes genoux, fixant le mur se trouvant devant toi. « J’avais quelqu’un dans ma vie, avant tout ça, Abel… » Nerveusement, le bout de ta langue glisse contre tes lèvres et tu te redresses pour aller déposer le kit sur une table d’appoint. Tu tournes ensuite sur toi-même et plonge tes prunelles dans celles du brun, le regardant un moment sans ciller. Tu te rapproches jusqu’à sentir tes genoux buter contre le matelas, puis tu tends la main pour glisser tes doigts dans sa chevelure. Tu replaces une mèche qui lui tombe devant le visage et affiche un infime sourire, le coin de tes lèvres se relevant. « Oublie ce que je viens de dire, okay…? » Ne pas trop y accorder d’importance. C’est ce que tu devrais faire, pour le moment.

Attentif, tu l’écoutes t’expliquer la signification de ses mots. Et tu as du mal à croire ce que tu entends. Un souvenir. Un fragment de sa mémoire disparue. Naštya venait de poser pied dans un territoire inconnu. Ne prêtant aucune attention au traitement qu’elle prodigue à ta main, tout un tas de questions te submergent et se bousculent dans ton esprit, des questions qui ne franchiront pas la barrière de tes lèvres car elles ne trouveront jamais réponse. « Hm. » Les yeux perdus dans le vague, tu ne sais pas vraiment comment réagir face à cette révélation. Il t’arrive souvent d’oublier qu’avant cette vie faite de mystère et de vide, tu en avais une autre. Cette vie oubliée, tu la pensais perdue à jamais mais Naštya venait de prouver le contraire. Comment son souvenir lui était apparu ou encore pourquoi, tu l’ignores, mais il ne fait aucun doute que son passé a, l’espace d’un instant, refait surface. Est-ce pour le mieux ? A voir sa réaction, tu ne peux t’empêcher de penser qu’il est mieux de ne pas savoir et de vivre dans le flou. « On avait tous au moins une personne dans notre vie avant, mais c’est fini tout ça. Ne cherche pas à savoir de qui il s’agit, ça ne fera que te faire souffrir encore plus. Et puis… » Un léger sourire enjôleur effleure tes lèvres alors que tu lèves un regard compatissant sur la jeune femme. « S’il est parti, c’est qu’il ne te méritait pas. » Tu te veux rassurant mais, au fond, tu n’es peut-être pas le mieux placé pour faire ce genre de commentaire, au vu de ton métier. Balayant cette pensée d’un haussement d’épaules, tu t’apprêtes à la laisser ruminer seule et à quitter la pièce pour mettre fin à cette conversation qui se doit d’être remisée dans un coin sombre de ton esprit, mais Naštya vient se poster devant toi. Ses doigts délicats parcourent tes cheveux et tu la laisses faire quelques instants, appréciant ce contact innocent et impulsif. Posant les mains sur ses hanches, tu la pousses doucement pour pouvoir te relever. Une fois debout, tu te penches sur elle pour lui murmurer à l’oreille. « Tu as eu un bon timing pour te sentir mal, mais je n’oublie pas que tu m’as désobéi pour autant. » Plongeant ton regard dans le sien, tu lui administres une petite pichenette sur le front. « Ne recommence pas, ou la prochaine fois je ne donne pas cher de ta peau ! » Une petite menace lancée en l’air, sur un ton désinvolte, mais une menace on ne peut plus réelle. Tu aimerais lui dire qu’elle peut venir te parler de ses problèmes à n’importe quel moment et que tu ferais tout pour qu’elle se sente bien ici mais, les lèvres scellées, tu laisses cette idée en suspens. Si ce traitement de faveur venait à être connu des autres employés, les doléances ne cesseraient de fuser dans tous les coins et recoins. Te rappelant soudainement que tu n’as pas dormi depuis deux jours, tu passes une main lasse sur ton visage. Il te reste encore quelques affaires à régler mais la proximité du lit t’empêche de bouger. Retourner dans ton bureau pour finir ton boulot ou faire un petit somme express pour te remettre d’aplomb ? Telle est la question. Sans un regard pour Naštya, tu la congédie d’un geste distrait de la main, occupé à peser le pour et le contre de chaque option. « Merci pour le bandage, tu peux partir maintenant. » Si elle venait à rester là, avec toi, il y a de grandes chances pour qu’elle finisse par se transformer en ton oreiller.

Tu ne sais trop pourquoi, mais ça te fait un bien fou de prononcer ces mots. Peut-être que ça t’aidera à mieux comprendre, ou peut-être pas. Mais au moins, tu as quelqu’un qui est au courant. Il ne te croit probablement pas, tu t’en doutes. Il te croit peut-être timbrée, mais tu t’en fiches. Ses mots t’arrachent un sourire amer. Non, cette personne ne te méritait pas. Ou alors c’est toi qui ne la méritait pas. Selon ce que tu as vu, c’est lui qui est parti, mais c’est peut-être entièrement de ta faute. « C’est peut-être mieux comme ça, oui. Tu dois avoir raison. » Ta tête se penche légèrement sur le côté. La réaction qu’il a lorsque tes doigts se glissent dans sa chevelure te réjouit à un point tel que tu ne peux l’expliquer. Ton premier réflexe fut de fermer les yeux lorsqu’il pose ses mains contre tes hanches, mais tu fronces le bout de ton nez à ses paroles. « Tu m’en veux, mh… » Il est encore fâché, tu le sais. Même s’il tente de ne pas le montrer, tu sais très bien qu’Abel ne lâchera pas l’affaire si facilement. Tu n’aimes pas non plus son air désinvolte, cette façon de te demander de partir, comme si ça n’avait aucune importance. D’un revers de la main, il te chasse de sa chambre, mais tu restes plantée sur place. L’insubordination revient au galop. Il faut croire que tu n’as pas eu ta dose de conséquence. Tu sais qu’il est fatigué, qu’il a probablement les nerfs à vif et que c’est pour cette raison qu’il s’est montré aussi expéditif avec toi. Tu poses toutefois une main au bas de son ventre, le poussant assez fort pour qu’il prenne place sur le lit. « J’suis pas une fille que tu peux tasser si facilement, Abel. » Il le sait, tu le lui rappelles seulement alors que tu montes sur le lit, à califourchon sur le corps du brun. C’est au creux de son cou que ton visage vient se cacher. D’une délicatesse sans pareille, tes lèvres glissent contre sa peau, suivit d’une série de lents baisers que tu déposes tout au long de son tatouage. Une douceur particulière pour un jeune homme que tu considères particulier. Une tendresse que tu n’affiches que très rarement. Dans un geste lent, tu relèves la tête, le bout de ton nez se retrouvant contre le sien. « Je partirai quand tu dormiras… » Tu murmures ces quelques mots contre ses lèvres. Si tu essayais de te racheter? Probablement. Mais c’aurait été mentir que de dire que cette proximité ne t’envoûtait aucunement.